La question de la paix dans la doctrine sociale de l’Eglise orthodoxe russe en comparaison avec la doctrine sociale de l’Eglise catholique

p. Cherubin Veletzas

I.
Dans les bases de la conception sociale de l’Eglise orthodoxe russe, adopté par le Synode de l’Eglise orthodoxe de Russie en 2000, la paix est traitée en liaison avec la question de la guerre1. L’articulation des thèses de ce document est la suivante :
La guerre est un événement continu dans l’histoire de l’humanité. Elle n’est que l’expression physique de la haine mortelle du frère ; elle est un mal qui émane, comme tous les maux en l’homme, de l’abus coupable du don de la liberté. Son résultat inévitable est le meurtre, condamné par Dieu.
Les chrétiens, qui vivent dans le monde marqué par le mal et par la violence, sont confrontés à l’obligation de participer aux combats militaires. « Tout en reconnaissant la guerre comme un mal, l’Eglise ne défend pas à ses fidèles de participer aux opérations militaires, lorsqu’il s’agit de défendre le prochain ou de restaurer la justice bafouée. La guerre est alors indésirable mais inévitable ». Dans le contexte de la protection et de la défense du prochain, de la justice et de la liberté, l’Eglise regarde une application des paroles du Christ que le plus grand amour est donner sa vie pour ses amis (Jn 15,13).
Selon la phrase du Christ « ceux qui ont pris le glaive périront par le glaive » (Mt 26,52) il existe une guerre juste. Les principes morales des guerres se sont « l’amour du prochain, l’amour de son peuple et de sa patrie ; la notion des besoins des autres peuples ; la certitude de ce que l’utilisation des moyens immoraux ne peut concourir au bien du peuple ». Le combattant donc ne doit pas perdre toute moralité, en oubliant que son adversaire est un homme comme lui.
Malgré certains critères d’une guerre juste (le document en cite ceux de la tradition occidentale en faisant allusion que les accepte), les conditions internationales actuelles ne permettent pas de distinguer toujours les guerres d’agression des guerres défensives.
« La guerre doit être conduite avec la colère du juste, mais sans méchanceté, ni vise, ni cupidité (1Jn 2,16) ni autres engeances infernales ». Les combattants doivent avoir une attitude humanitaire envers les victimes de la guerre, les captifs, les blessés et la population civile ennemies.
Il est extrêmement nécessaire que le mal et le bien soient absolument distincts, pour qu’en combattant le péché ne se lie à lui. « C’est seulement en vainquant le mal dans son âme que l’homme peut se permettre de recourir en toute justice à la force. […] La loi morale chrétienne ne condamne pas la lutte contre le mal ni le recours à la force contre celui qui fait le mal, pas même la privation de vie en tant que mesure extrême : elle condamne la méchanceté du cœur humain, le désir d’humilier ou de faire périr qui que se soit ».
La paix est tout d’abord un don de la grâce de Dieu ; sa notion biblique est plus large que sa conception dans l’ordre politique. La paix de Dieu est incomparablement plus haute que la paix que les hommes sont capables de créer par leurs propres efforts. « La paix de l’homme avec Dieu, la paix avec soi-même et avec les autres hommes en sont des aspects indissociables ». Dans la Bible la paix a un caractère eschatologique : le Messie est le Prince de la paix (Is 9,8). Dans l’Ancien Testament, la paix est un devoir de l’humanité : elle est le fruit de la justice comme relation d’alliance avec Dieu. Quand on obéit aux commandements de Dieu sur la justice, alors en découlent la paix, l’ordre et le calme. D’ailleurs, dans le Nouveau Testament, c’est le Christ qui donne la paix, qui est « l’état normal de l’âme humaine comblée de grâce, libérée de l’esclavage du péché ».
La paix comme don de l’Esprit Saint (Rom 15,13 ; Gal 5,22) caractérise la vie de l’Eglise. Chaque membre de l’Eglise doit faire des efforts pour acquérir la paix, indépendamment du temps et des conditions de la vie. Également, « la paix, don de Dieu qui transfigure l’homme intérieur, doit se révéler à l’extérieur ». La paix est le lien de l’unité de l’Esprit et une des commandements fondamentaux du Christ, car « Bienheureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu » (Mt 5,9).
« L’Eglise orthodoxe russe aspire à remplir ce rôle d’artisan de paix, aussi bien au plan national qu’au plan international, en s’efforçant de résoudre différents conflits et d’amener les peuples, les groupes ethniques, les gouvernements et les forces politiques à trouver un accord. A cet effet, elle adresse sa parole aux détenteurs du pouvoir et aux autres groupes sociaux influents. Elle s’emploie à organiser des pourparlers entre adversaires et à aider ceux qui souffrent. L’Eglise s’oppose également à toute propagande de guerre ou de violence de même qu’aux différentes manifestations de haine, capables de provoquer un conflit fratricide ».

II.
Dans la doctrine sociale de l’Eglise catholique2 on voit une conception presque identique en ce qui concerne la notion biblique de la paix et sa dimension dans la vie de l’Eglise, alors que les différences se multiplient en ce qui concerne la question de la guerre.
Ainsi, dans les aspects bibliques, la paix est fondée sur la relation entre l’homme et Dieu, car « la paix est avant tout un attribut essentiel de Dieu : ’’Yahvé-Paix’’ (Jg 6,24) ». La paix est beaucoup plus que la simple absence de guerre : elle est un don de Dieu, elle présente la plénitude de la vie, elle est un élément de l’ère messianique. On y trouve aussi l’expression « Prince de la Paix », attribuée au Christ, qui est « notre paix », et la notion de la paix comme réconciliation avec Dieu et avec les frères, qui rend le chrétien un artisan de la paix et héritier du Royaume de Dieu, selon Mt 5,9.
La paix est également vue comme le fruit de la justice et aussi le fruit de l’amour – cette dernière notion mangue du texte russe-. La promotion de la paix est un devoir de tous les chrétiens : « il est absolument nécessaire que la paix commence par être vécue comme une valeur profonde dans l’intimité de toute personne ; ainsi elle peut se répandre dans les familles et dans les diverses formes d’agrégation sociale, jusqu’à impliquer la communauté politique toute entière »3. En outre, « la promotion de la paix dans le monde fait partie intégrale da la mission par laquelle l’Eglise continue l’œuvre rédemptrice du Christ sur la terre. De fait, l’Eglise est, dans le Christ, ’’sacrement’’, c’est-à-dire signe et instrument de paix dans le monde et pour le monde »4. Présuppositions de la paix se sont le pardon et la réconciliation réciproques5, sans « annuler les exigences de la justice ni, encore moins, barrer le chemin qui conduit à la vérité : justice et vérité représentent plutôt les conditions concrètes de la réconciliation »6. Un élément très important de ce qui concerne la vie et le rôle de l’Eglise, absent dans le document russe, est que l’Eglise lutte pour la paix par la prière7 : « la prière ouvre le cœur non seulement à un rapport profond avec Dieu, mais aussi à la rencontre avec le prochain sous le signe du respect, de la confiance, de la compréhension, de l’estime et de l’amour ». Au sommet de cette dimension pacifiante de la prière se trouve la prière liturgique ; d’où les Journées Mondiales de la Paix et les messages pontificaux pour cette occasion. « La paix s’affirme seulement par la paix, celle qui n’est pas séparable des exigences de la justice, mais qui est alimentée par le sacrifice de soi, par la clémence, par la miséricorde, par la charité ».
Si dans les aspects bibliques et ecclésiologiques de la paix on ne constate que des moindres différences, ou plus juste quelques imperfections dans le document russe, on ne peut pas affirmer la même chose pour la question de la guerre.
Ainsi, pour l’Eglise catholique, la guerre est l’échec de la paix et « la faillite de tout humanisme authentique »8, tandis que pour le texte russe elle est le résultat de l’haine et d’abus de la liberté humaine. De même, pour l’Eglise catholique la violence ne constitue jamais une réponse juste : « il devient humainement impossible de penser que la guerre soit, dans notre ère atomique, le moyen adéquat pour obtenir justice »9. En revanche, il est indispensable de chercher de solutions alternatives à la guerre pour résoudre les conflits internationaux. Voilà la plus grande contradiction entre les deux conceptions sur la nécessité de la guerre. En plus, en ce point la doctrine sociale catholique souligne l’importance des organisations mondiales qui favorisent la paix et instaurent les relations de confiance réciproque10.
En ce qui concerne une guerre de défense, les deux doctrines se trouvent en accord : la défense est à la fois droit et devoir des États agressés, dans la mesure que tous les autres moyens d’y mettre fin se soient révélés impraticables ou inefficaces et que l’emploi des armes n’entraîne pas des maux et de désordres plus graves que le mal à éliminer11. Sur les principes moraux et humanistes au cours de la défense de la paix et en ce que concerne les devoirs en face des innocents, de la population civile, des réfugies et des adversaires, les deux textes se sont proches, même si dans le Compendium toutes les questions se trouvent plus systématisées et plus développées, avec une référence directe au principe de l’humanité et aux Droits de l’homme12.
En outre, la doctrine sociale catholique consacre plusieurs paragraphes sur les questions particulières comme les génocides, les mesures contre ceux qui menacent la paix, le désarmement, les armes biologiques, le contrôle de la production et du trafic des armes, l’implication des enfants aux conflits armés, la condamnation du terrorisme et notamment du terrorisme proclamé au nom de Dieu13


III.
Nous avons déjà souligné l’équivalence des deux doctrines sociales en ce qui concerne la conception de la paix sur la base biblique – théologique et sur le rôle de l’Eglise à la promotion de la paix. Ce qui est frappant, et la différence du développement parmi les deux textes : le texte russe commence par la guerre pour céder le passage à la paix, tandis que la priorité pour le texte catholique se trouve à la paix : la guerre n’est que le bouleversement de la paix. Cette différence, qui conduit également aux différentes solutions proposées, même en ce qui concerne l’implication de l’Eglise aux conflits armés, est bien compréhensible, si on tienne compte que : 1) il n’existe pas une « doctrine sur la guerre », puisque la guerre n’a pas aucune place dans l’Eglise, qui est le lieu de l’amour, de la paix et de la réconciliation. La guerre est alors une réalité concrète en dehors du message évangélique. 2) Toutes les réponses ont été données aux questions concrètes et particulières, non pas identiques dans les deux cas ; il s’agit donc des différences sur l’application de la conception chrétienne de la guerre, qui semble commune. 3) Le document élaboré par le Synode de l’Eglise orthodoxe de Russie « entend servir les besoins du plérome de l’Eglise orthodoxe russe »14 ; en revanche, le Compendium s’adresse aux tous les catholiques (et plus largement aux tous les chrétiens), alors il doit donner des réponses aux questions plus compliquées et plus vastes, valables et applicables -si possible- dans tous les pays du monde. 4) L’Eglise de Russie est une Eglise locale, récemment sortie de la crise de communisme, des persécutions et de la guerre froide ; l’Eglise catholique a une histoire tout à fait différente, une influence dans plusieurs pays du monde occidental et également, à propos du Siège Saint, une existence politique. Il est donc évident que les deux documents envisagent des différentes questions et dilemmes, ce qui reflet au traitement du sujet.
D’autre part, malgré la prudence qui caractérise les deux documents, il y a des points ambigus. Un exemple du côté du texte russe est l’appui sur certains phrases bibliques, comme « ceux qui ont pris le glaive périront par le glaive » (Mt 26,52) afin de justifier une guerre juste : or, on ne peut pas interpréter ces mots du Christ comme une impulsion à un activisme armé contre l’injustice ; par contre, dans ce verset le Christ condamne l’action du Pierre, qui a essayé de défendre Jésus en sortant son glaive. Une autre exagération se trouve au renvoi à l’Apocalypse (Rev 16,16), pour affirmer que « les guerres terrestres, engendrées par l’orgueil et l’opposition à la volonté de Dieu, sont par essence un reflet du combat céleste »15, puisque d’une part ce passage représente la bataille d’Armagedon, alors un combat dans le futur et non pas éternel, et d’autre part parce que le livre de la Révélation est un texte extrêmement allégorique et une interprétation à la lettre est irréelle et dangereuse.
Du côté catholique, deux poins semblent assez problématiques : c’est l’affirmation que « pour être licite, l’usage de la force doit répondre à certaines conditions rigoureuses : […] –que soient réunies les conditions sérieuses de succès »16 ; alors, la défense en utilisant la force des armes constitue-t-elle un droit licite pour les pays ou les parties puissantes, qui possèdent la certitude de succès, tandis que pour les faibles elle est une action illicite ? Dans cette condition, quand les plus faibles sont agressés, doivent-ils succomber aux puissants ? En plus, la doctrine sociale de l’Eglise catholique attribue une légitimité absolue et sans aucune réserve aux décisions du Conseil de Sécurité des Nations Unies dans le cadre de ses responsabilités pour maintenir la paix. Une telle décision, « sur la base de vérifications rigoureuses et de motivations fondées, peut donner une légitimation internationale à l’usage de la force armée, en identifiant des situations déterminées comme une menace contre la paix et en autorisant une ingérence dans la sphère réservée d’un État »17. Cependant, il existe des cas que certaines interventions militaires lancées par l’ONU se sont avérées injustes, en provoquant la réaction des plusieurs pays et même de l’Eglise catholique.
Certes, les rédacteurs de ces deux documents n’avaient pas des telles intentions ; mais ces deux exemples mettent en relief certaines imperfections qui ouvrent la porte aux malentendus en ce qui concerne le rôle et la place de l’Eglise dans le monde, celle du prédicateur et de l’artisan de la paix, qui ne peut être accomplie que dans la réconciliation avec Dieu et avec tout le monde. Dans cette perspective, qui doit être la réalité de l’expérience des tous les chrétiens, il n’y a aucune place et aucune justification pour la guerre, à l’exception de la défense comme réponse à une agression, à cause de deux raisons majeurs : premièrement, parce qu’une guerre fonctionne toujours –et aucune exemple de l’histoire humaine peut prouver le contraire- comme un multiplicateur de la haine et du mal ; or, on ne peut pas éliminer le mal à travers du pire. Et deuxièmement, parce que une guerre « préventive » (c’est-à-dire agressive) qualifiée par l’Eglise comme juste et légitime, fournit automatiquement aux partisans du fondamentalisme religieux une occasion pour se justifier : si pour les chrétiens existent des guerres justes, alors les musulmans ne font que la même chose, certainement dans une mesure plus exagérée.
Le message de l’amour est ne noyau du christianisme ; un amour parfait, qui surpasse même la notion de la justice. Dans le monde de l’Ancien Testament Dieu donne la loi de la justice, afin de limiter la haine et la vengeance ; dans le Nouveau Testament Jésus Christ accomplit la loi de la justice par la liberté de l’amour : c’est l’amour même pour l’ennemie, c’est la Croix qui vaincre le mal, c’est la réconciliation parmi nous et avec Dieu, c’est la lumière de la Résurrection qui peuvent nous tirer de « la vallée de la lamentation »18.


1 Les bases de la conception sociale de l’Eglise orthodoxe russe, §§ 8.1 – 8.5.
2 Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise catholique, §§ 488-520.
3 Compendium, § 495.
4 Compendium, § 516.
5 Compendium, § 517.
6 Compendium, § 518.
7 Compendium, § 519-520.
8 Compendium, § 497.
9 Compendium, § 496 – 497.
10 Compendium, § 498-499, 501.
11 Compendium, § 500.
12 Cf. Compendium, §§ 500-505.
13 Compendium, §§ 507-515.
14 Les bases de la conception sociale de l’Eglise orthodoxe russe, introduction.
15 Ibid, § 8.1.
16 Compednium, § 500.
17 Compednium, § 501.
18 Ps 83,7.